Entretien
Marie Derain de Vaucresson : Cette instance sera bâtie sur le modèle de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Comme présidente, j’ai été nommée avec une totale liberté pour constituer la commission. Les moyens seront fournis par la Conférence des évêques de France (CEF), avec une première enveloppe et la garantie que la CEF pourvoira pour répondre aux besoins de fonctionnement. Parallèlement, la question financière de la réparation des victimes, en fonction de leurs attentes et des besoins exprimés, sera alimentée par le fonds créé par les évêques. Mais sur ce point, je n’ai pas été associée aux questions financières – restent encore des incertitudes sur l’origine des fonds, etc. – et c’est tant mieux. Pour bien mener le travail du côté des victimes, en toute liberté, il est préférable que la commission ne porte pas le souci des finances.
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Comme pour les membres de la Ciase, mon travail sera bénévole. Il me faut recruter un(e) secrétaire général(e), ainsi qu’un secrétariat qui, je l’espère, sera opérationnel pour recevoir les premières demandes de victimes dès janvier. Je m’entourerai également d’un noyau dur avec lequel nous construirons le processus et qui sera élargi par la suite, certainement à des médiateurs notamment. Le fonctionnement de la commission est encore en gestation, je suis, par nature, sur un mode de travail très collaboratif et tout cela sera à affiner avec les membres de la commission.
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Comment allez-vous établir cette reconnaissance du statut de victimes d’abus sexuels dans l’Église ?
M.D. D.V. : Il me semble que l’on peut s’appuyer sur ce qui se fait pour les victimes de violences conjugales. Dans ces affaires, on parle de « vraisemblance des faits ». Cette vraisemblance pourra être évaluée à partir du récit des personnes – un certain nombre de témoignages ont déjà été recueillis par la Ciase et archivés, aussi nous demanderons l’autorisation – si cela est possible – de les reprendre pour éviter aux victimes l’exercice pénible de revivre, d’une certaine manière, les abus subis en les racontant de nouveau. Des renseignements seront pris aussi auprès des diocèses où ont eu lieu les faits rapportés. Nous croiserons les informations. Pour cela, la commission sera composée de juristes aguerris (magistrats, avocats…), d’experts du corps médical spécialistes des abus et des conséquences du traumatisme psychique (médecins, psychologues, psychiatres, psychanalystes…), mais aussi de victimes ayant développé ce que la Ciase appelait des « savoirs expérientiels », c’est-à-dire actrices, aujourd’hui, des questions de réparation.
La Ciase n’a pas recueilli tous les témoignages. Des personnes ne se sont pas encore déclarées, et il nous faudra une démarche spécifique pour les nouvelles victimes qui s’adresseront à nous. Aussi je ne crois pas qu’on puisse donner une limite en temps au travail de notre commission. Le solde de tout compte du passé n’est pas pour demain.
De quel type sera la réparation proposée par l’instance que vous allez mettre en place ?
M.D. D.V. : Cela dépendra vraiment de chaque victime. Notre but sera d’écouter les attentes et les besoins exprimés, d’aider aussi les victimes à évaluer ce qui est bon pour elles, et de répondre au plus près à leur demande. Certaines ont exprimé le simple besoin de savoir si leur agresseur était toujours en vie, d’autres de rencontrer une personne concernée par leur situation – l’abuseur lui-même, ou l’évêque de l’époque… D’autres auront besoin d’un geste spécifique. Il faut que l’on imagine toutes les modalités par lesquelles répondre à ce besoin de réparation. Cet accompagnement peut relever d’un long processus : j’ai récemment rencontré une personne qui m’a confié avoir mis sept ans pour écrire à l’évêque et quatre années supplémentaires pour accepter un rendez-vous.
Quelle sera la place de la réparation financière ? Y aura-t-il un barème ? La Ciase estime à 330 000 le nombre de victimes d’abus sexuels dans l’Église. N’avez-vous pas peur d’un déferlement de demandes ?
M.D. D.V. : C’est vertigineux, et peut-être que l’on se rendra compte qu’il faut envisager notre mission à une autre échelle si des milliers de demandes affluent. La réparation financière fera partie de la réponse mais pas de manière automatique.
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J’ai entendu des victimes me dire que pour elles, ce n’était pas le sujet. Je ne peux vous répondre pour le moment sur la question du barème, des critères d’indemnisation. Il faut partir des victimes et des besoins exprimés. On ne va pas se caler sur l’indemnisation de la justice qui évalue le prix de la douleur. Nous sommes dans une autre dynamique, celle de la justice restaurative. Nous répondrons prioritairement aux personnes qui n’ont pu obtenir de réponse de la justice parce que les faits étaient prescrits.
Certaines demandes de réparation ne risquent-elles pas d’être sans limites ?
M.D. D.V. : Je suis bien consciente qu’on ne fera jamais assez pour les victimes. On ne répare jamais complètement une victime, marquée à vie par cet « empêchement d’être » provoqué par les violences sexuelles dont parle le rapport de la Ciase, mais on peut la soutenir, l’accompagner sur un chemin de réparation.
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Après, le rôle de l’accompagnement de la réparation sera aussi d’inscrire les victimes dans cette réalité de la limite. Les aider également à trouver des ressources extérieures, des lieux d’écoute. Mais nous serons bien dans le registre du « dû ». La volonté exprimée des évêques, c’est que cela coûte à l’Église aussi, et donc il y aura des efforts substantiels à déployer pour abonder le fonds d’indemnisation.
Qu’est-ce qui vous a poussée à accepter cette mission ?
M.D. D.V. : Je me suis appuyée d’abord sur l’affirmation formelle de l’Assemblée plénière, vendredi 5 novembre. Cette reconnaissance de la responsabilité institutionnelle de l’Église de France était pour moi un préalable nécessaire à mon acceptation. L’appel auquel je réponds, le fil conducteur de tous mes engagements, professionnels et personnels comme croyante et membre de l’Église, c’est d’être aux côtés des victimes.
Dès mes jeunes années professionnelles à la Protection judiciaire de la jeunesse, j’étais frappée par la proportion d’enfants, de jeunes, victimes de violences sexuelles. Par la suite comme Défenseure des enfants adjointe du défenseur des droits, en participant à l’élaboration de la loi relative à la protection des enfants de 2016, comme au premier plan de lutte contre les violences faites aux enfants en 2017, ou encore au conseil national de la protection de l’enfance, comme secrétaire générale, je n’ai cessé de porter ces questions, de rechercher l’amélioration de la lutte contre les violences sexuelles et la prise en compte des victimes, professionnellement et bénévolement. Dès les années 1990 et plus activement dans les années 2000, j’ai participé et initié cette dynamique de prévention des violences notamment sexuelles et d’écoute des plus jeunes chez les Scouts et guides de France. Cela n’a pas toujours été facile à imposer, comme partout. Tout cela m’a amenée à entendre de nombreuses confidences. Depuis l’affaire Preynat en particulier, il n’y a pas un mois où je ne reçois pas de confidence de personnes victimes dans l’Église. Si je m’engage dans cette mission, c’est d’abord et avant tout pour elles.
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