Abus sexuels dans l’Église : les évêques italiens lèveront-ils l’omerta ?
Contrairement à leurs homologues de nombreux pays occidentaux, les évêques italiens n’ont pas lancé de grandes enquêtes sur les abus sexuels commis en milieu ecclésial. Les pressions pour demander un tel rapport montent, avec, en ligne de mire, une importante Assemblée plénière en mai.
Abus sexuels dans l’Église : les évêques italiens lèveront-ils l’omerta ?
Grand, sec, débit de mitraillette et cigarette à la main, Francesco Zanardi reçoit dans son petit deux-pièces sous les combles d’un immeuble délabré de Savone, ville côtière du nord de l’Italie. Il y vit et travaille, consacrant ses journées à son association, L’Abuso, dédiée à dénoncer les prêtres pédocriminels et à aider les victimes.
Au mur, des photos de manifestations contre « le silence de l’Église ». D’un geste sec, il tire sa manche : sur son avant-bras, des traces de piqûre, souvenir de son addiction passée aux drogues : « Un des fruits du viol par un prêtre dans ma jeunesse. »
« Des failles juridiques italiennes »
Sur le site de L’Abuso, Francesco Zanardi publie sans cesse de nouveaux articles et met à jour une carte des prêtres agresseurs. « En France, relève-t-il, la commission Sauvé a estimé à 216 000 le nombre de victimes de prêtres en soixante-dix ans.Imaginez l’Italie, avec trois fois plus de prêtres… » Celui qui assure « n’avoir rien contre les catholiques, mais contre l’Église institutionnelle » fait une règle de trois, amplifie en raison « des failles juridiques italiennes » et de l’importance de l’Église dans le pays et arrive à un résultat : 1 million de victimes. Le chiffre frappe, même s’il manque de bases solides.
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À l’inverse de la France, de l’Allemagne, des États-Unis ou, dernièrement, de l’Espagne, aucune commission de grande ampleur n’a jusqu’ici été missionné par la Conférences des évêques italiens (CEI) sur la question. « Après le rapport de la Ciase, j’ai lancé une pétition et écrit au président de la CEI pour lui demander une commission similaire, raconte Paola Lazzarini, présidente d’une association de femmes catholiques. Sans réponse… »
« Un prêtre, ici, ça ne se critique pas »
« Les évêques pensent encore qu’ils peuvent y échapper. Ils profitent du fait qu’il n’y a pas de véritable pression », tacle, pour sa part, Marco Marzano, professeur de sociologie des organisations à l’université de Bergame et auteur de La Caste des chastes (Éd. Philippe Rey, 2022, 221 p., 19 €). Car si, en France, l’« affaire Preynat », devenue « affaire Barbarin », a déclenché un cataclysme médiatique et une forte exigence de l’opinion publique, la situation n’est pas comparable en Italie. « Les journalistes italiens ne font pas leur travail, regrette Francesco Zanardi. Lorsqu’ils parlent de l’Église, c’est pour applaudir la papauté. »
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Très bon connaisseur de l’Église italienne, le journaliste Iacopo Scaramuzzi est peut-être moins catégorique. « Un prêtre, ici, ça ne se critique pas », résume-t-il. Quant à l’éventuelle responsabilité des évêques, elle est rarement questionnée, ceux-ci étant protégés devant la justice par le concordat en vigueur : son article 4 garantit qu’ils « ne sont pas tenus de fournir aux magistrats ou à d’autres autorités des informations sur des personnes ou des faits dont ils ont eu connaissance en raison de leur ministère ». Cette protection a permis, encore récemment, de continuer à déplacer de paroisse les prêtres incriminés – une pratique dont l’épiscopat assure qu’elle est aujourd’hui définitivement révolue.
Acter un rapport ne suffit pas
« Avec ce qui se passe en France et, plus récemment, en Espagne, les évêques italiens ressentent toutefois une forme de pression qui les pousse à évoluer », explique un observateur, à Rome. « Ils sont de plus en plus isolés dans le monde occidental », veut croire Vittorio Bellavite, ancien responsable d’une association catholique plutôt progressiste. Poussés par les décisions de leurs voisins, nombre d’évêques italiens ont, selon nos informations, déjà acté le principe d’un rapport sur la pédophilie dans l’Église dans le pays.
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Toutefois, prévient une source romaine très favorable à ce que l’Église fasse, en Italie, un réel travail sur la question, acter un rapport ne suffit pas. Faut-il le commander à une instance indépendante ou préférer une enquête interne ? Se concentrer sur le passé ou la prévention ? Faut-il une enquête statistique ? Des recommandations ? Peut-il être rendu public ? Parmi les responsables catholiques italiens, ces questions embarrassent, et rares sont ceux qui ont accepté de répondre aux sollicitations de La Croix.
« Les chiffres nous intéressent peu »
À la Curie, sans être défavorables au principe d’un rapport, beaucoup estiment que la méthodologie française constitue un contre-exemple. « Avec la Ciase, les évêques français se sont tiré une balle dans le pied », estime une source. Le terme « systémique », repris par les évêques français pour caractériser les abus, est également très critiqué.
Pour l’heure, l’épiscopat italien semble vouloir écarter l’option française d’une commission indépendante, et d’une grande enquête statistique. « Les chiffres nous intéressent peu, si ce n’est pour faire de la prévention, répond à La Croix Mgr Lorenzo Ghizzoni, président du service de protection des mineurs de la CEI. Nous voulons une analyse qualitative et non quantitative, pour connaître nos forces et nos faiblesses. » Les responsables actuels de la CEI proposent plutôt de réaliser une enquête sur une période relativement limitée – deux décennies – et à partir des archives diocésaines.
« La peur de l’avalanche »
Pour ceux qui réclament une commission indépendante et pluridisciplinaire sur le modèle de la Ciase, cette méthode permettrait surtout d’éviter des révélations avec des chiffres-chocs. « Les évêques ont peur de l’avalanche », grince Paola Lazzarini. « Ils veulent se contenter d’un mea culpa qui ne parlerait pas des victimes », peste Francesco Zanardi. La « seule voie » qui trouve grâce à ses yeux serait une commission d’enquête parlementaire, à laquelle les diocèses et la CEI ouvriraient leurs archives – une possibilité à laquelle il ne croit pas.
Vittorio Bellavite a un programme très clair, que devraient selon lui suivre les évêques : « Faire la lumière sur les faits passés, réaliser un acte collectif de repentance, reconnaître les torts subis. Il faut avoir le courage de dire “nous avons failli, l’Église a failli”. »
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Mais comme en Espagne, où les évêques ont changé de fusil d’épaule en quelques semaines seulement, la donne pourrait rapidement évoluer en Italie. « Toutes les options sont sur la table, affirme de son côté une source romaine. Le choix dépendra désormais de l’élection des nouveaux responsables de l’épiscopat italien, en mai. »
Et le pape aura un rôle décisif à jouer : c’est lui qui désignera le président de la CEI, parmi trois noms proposés par les évêques. Et c’est donc François, en fonction des positions des uns et des autres sur l’option à choisir, qui se retrouvera en position d’arbitre.
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Les différentes commissions sur les abus sexuels dans le monde
Aux États-Unis, en 2004, le rapport John Jay, demandé par l’Église catholique, fait état de plus de 10 000 victimes depuis 1950. 252 prêtres ont été sanctionnés.
En Irlande, en 2009, le rapport Ryan, commandé par le gouvernement, fait état de plus de 2 000 enfants abusés dans 216 structures gérées par des ordres religieux. 800 agresseurs sont incriminés.
En Australie, en 2017, un rapport, effectué par la commission indépendante d’enquête royale sur demande du gouvernement, chiffre à 7 % les prêtres faisant l’objet d’accusations d’abus sexuels entre 1950 et 2010.
En Allemagne, en 2018, une étude commandée par l’Église dévoile que 3 677 enfants et adolescents ont été abusés depuis 1946. Chaque diocèse a depuis entamé des enquêtes supplémentaires.
En France, en 2021, le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) estime à 330 000 le nombre de victimes de pédocriminalité dans l’Église depuis les années 1950, dont 216 000 abusées par des religieux.
En Nouvelle-Zélande, en février 2022, un rapport commandé par l’Église dévoile l’ampleur des abus, pas seulement sexuels, depuis 1950. 1 680 signalements ont été effectués par 1 122 personnes contre le clergé et les religieux.
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